Piétons rebelles sur escaliers mécaniques saturés

J’ai fait beaucoup de lobbying auprès du concepteur du logiciel Pathfinder pour qu’il soit possible de choisir de quel côté se tient un agent qui utilise un escalier mécanique. Venant de modéliser plusieurs stations de métro, il était important de pouvoir intégrer ce comportement : rester immobile sur la partie droite, pour permettre aux personnes pressées de marcher sur la partie gauche (en anglais « Stand right, walk left »).

J’ai maintenant à disposition les trois attitudes différentes : immobile à droite, immobile à gauche, marche sur l’escalator. J’ai été, suivant les circonstances, la personne pressée pour qui chaque seconde compte afin de pouvoir attraper son train ou le métro en correspondance, fulminant contre les nonchalants qui bloquent le passage, et le voyageur las et encombré de sacs, pour qui ces vingt-cinq secondes de progression au repos sont une bénédiction, et qui supporte mal le mépris exaspéré du bousculant sur sa gauche.

Lorsque deux flux se croisent (dans un couloir ou sur un trottoir, pour les cas les plus simples), et lorsque des personnes prennent un escalier mécanique, de choix de « à droite » ou « à gauche » s’inspire beaucoup du contexte culturel : dans un pays où la conduite est à droite, où depuis l’enfance vous voyez des marquages au sol ou des panneaux « serrez à droite », vous irez plus naturellement sur la droite pour croiser un autre piéton. Le flux où vous vous trouvez, composé de gens comme vous, fera de même – et d’ailleurs chacun aura tendance à faire comme la personne juste devant soi.

En France, où l’on conduit à droite, avec la file « lente » la plus à droite, Il faut se tenir sur la droite de l’escalier roulant : logique. En Australie (conduite à gauche, tendance à se croiser en passant à gauche), on se tient debout à gauche pour laisser la portion droite à ceux qui marchent : logique ! En Grande-Bretagne, on conduit à gauche mais il faut se tenir sur la droite : logique british[1] ? Au Japon, il faut une vigilance accrue car suivant les régions il faut rester à gauche ou à droite : il n’y a plus de logique du tout…

Finalement, en cherchant un peu je découvre plusieurs études qui montrent combien ce partage de l’escalator est en fait plein d’inconvénients :

  • Il provoque une usure dissymétrique et prématurée des équipements : l’essentiel du poids est d’un côté.
  • Il rend les choses compliquées pour certaines personnes : la dame âgée qui préférerait s’appuyer avec la main gauche et garder sa canne à droite, l’adulte avec jeunes enfants, le touriste avec valises.
  • Les marches (hautes, rainurées, à angle aigu) favorisent les accidents.
  • Et surtout, dédier la moitié de l’espace à quelques personnes seulement réduit l’efficacité du système.

La théorie est simple, et l’expérience a été tentée dans plusieurs grandes villes en Asie (Hong-Kong, Nanjing, Shanghai…), en Amérique, ainsi qu’à la station Holborn du métro londonien.

En 2016, l’exploitant Transport for London tente de mettre fin à une congestion systématique au pied d’un escalier mécanique aux heures de pointe avec une expérience sur 3 semaines. Laisser libre la portion gauche implique de sous-utiliser cet espace (les gens pressés ont un assez grand espace entre eux), et le débit est plus important si les deux portions sont occupées par des personnes immobiles.

Sur certaines autoroutes françaises on observe une pratique similaire : lorsque la circulation devient plus dense, toutes les voix sont limitées à 110km/h, et cela augmente le débit global.

À Londres l’essai valide la théorie[2], mais au prix de rappels visuels, d’injonctions sonores, et de beaucoup de mécontents qu’on les « empêche de marcher ». Que je sache, la mesure n’a pas été prolongée. Mais lorsque les infrastructures ne peuvent être modifiées, cette action sur le débit des escaliers roulants est parfois le seul moyen d’action qui reste : dans les prochaines années, malgré la résistance actuelle à ce changement de pratique, l’escalier roulant avec tout le monde immobile (et content de l’être) se généralisera[3], et les personnes pressées grimperont les escaliers 4 à 4, voilà !

Je reste parfaitement heureux, car Pathfinder propose aussi l’attitude du piéton du futur : immobile n’importe où sur l’escalier…


[1] Il semblerait que cet usage se soit généralisé parce que le premier escalier mécanique du métro (1911, station Earl’s Court) se terminait par une diagonale pointant à gauche, poussant naturellement ceux qui marchent vers la gauche pour ne pas couper la sortie des immobiles.

[2] Voir l’article du Guardian, à qui j’emprunte aussi les schémas.

[3] Le terme de « escaleftor » a été lancé aux Etats-Unis pour décrire cet inconscient qui ose se tenir immobile sur l’autre moitié de l’escalier mécanique.

Simulation, sexe et sanitaires

Deux jours avant la journée internationale des droits des femmes, je devais rendre le rapport d’une étude de simulation dynamique sur la capacité/accessibilité d’un centre de congrès : un vaste bâtiment de huit étages, pouvant accueillir jusqu’à 3000 personnes dans de multiples salles de toutes tailles, avec la gestion des badges d’accès et des escalators en pannes, tout ce que j’aime…

Le cadre de l’étude couvrait aussi le dimensionnement des sanitaires, et je me suis donc appuyé sur les chiffres servant communément de référence, ceux attribués à la World Toilet Organization : nous allons aux toilettes de 6 à 8 fois par jour, soit environ toutes les 4 heures. Les femmes y séjournent plus longtemps que les hommes (le temps de séjour pour les femmes est situé entre 2 minutes 33 et 3 minutes, tandis que pour les hommes il est entre 1 minute 24 et 1 minute 53). Cela s’explique assez bien par des contextes de déshabillage/rhabillage assez différents selon les sexes, plus le temps passé au lavabo, parfois omis par les hommes, et souvent complété par quelques secondes de « raccord » pour les femmes.

Je lance mes simulations, prévoyant que 50% des personnes souhaitent se rendre aux toilettes lors des pauses qui ont lieu toutes les deux heures environ. À chaque étage étaient prévues, de manière « équitable », des surfaces identiques de sanitaires pour chaque sexe. En conséquence le plan d’architecte donnait 10 places toilettes femmes (cabines très, très étroites) et 10 places toilettes hommes (5 urinoirs et 5 cabines). J’anticipais donc un goulet d’étranglement du côté des toilettes femmes.

Dans mes premiers scénarios j’observe que plus 99% des hommes attendent moins de 5 minutes pour accéder aux toilettes alors que seulement 66% des femmes attendent moins de 5 minutes. Suivant les scénarios, en faisant varier l’affluence, les heures de pause et le seuil à partir duquel une personne décide de tenter sa chance à d’autres sanitaires, au même étage ou à un autre étage, je pouvais observer de nombreuses femmes qui sur un temps de pause de 15 minutes, passaient entre 10 et 13 minutes à accomplir la mission « toilettes ». Cela ne laisse plus beaucoup de temps pour boire le café, converser avec les collègues ou tendre sa carte de visite à un contact utile.

Le cahier des charges du gestionnaire du centre de congrès était rempli : les pauses de 15 minutes permettent à tous les usagers d’accéder aux sanitaires et d’en revenir. Mais quelle différence de traitement quand on regarde de près, pour un lieu accueillant a priori autant de femmes que d’hommes !

J’ai interrogé depuis plusieurs femmes sur leur perception des capacités des sanitaires dans les lieux publics : bien souvent elles ont l’impression que les cabinets d’aisance sont sous-dimensionnés pour les femmes (aires d’autoroute, salles de spectacle, établissements d’enseignement). Il est vrai que pour les ERP, les textes sont globalement vagues, tandis pour les lieux de travail, le code du travail réglemente de nombre minimum de cabinets d’aisance, par tranche de 20 personnes.

Mais à égalité hommes/femmes ! Or on le voit, concernant le nombre de toilettes, l’égalité stricte est une discrimination…

Simuler des déplacements en groupes

Trois paramètres pour des déplacements en groupes
Il me semble que Pathfinder est le premier logiciel de simulation de piétons à proposer de manière simple de prendre en compte des groupes de personnes dans le traitement des phénomènes de circulation et d’évacuation de piétons.
Parmi tous les facteurs complexes à considérer pour modéliser les déplacements d’un grand nombre de personnes (sorties de spectacles, grandes manifestations, centres commerciaux, gares, etc.), il y a le fait qu’on n’a pas affaire uniquement à des individus isolés, des électrons libres, mais aussi à des groupes de personnes (couples, familles, amis) dont la capacité de mouvement est du coup plus contrainte.

Deux concepts et trois paramètres décrivent les choses dans la version 2018.1 de Pathfinder : cela ne fait sans doute pas le tour de la question, mais l’avancée est significative !
Les deux concepts pour le déplacement en groupe sont : l’état connecté et le meneur du groupe. Si un groupe est dans l’état déconnecté, ses membres se dirigeront vers le meneur du groupe. Si un groupe est dans l’état connecté, ses membres se dirigeront vers leur action suivante (aller à tel endroit, sortir, etc.).

Les trois paramètres suivants jouent sur ces concepts :
Suivre un meneur
Si aucun meneur n’est défini, le simulateur en choisit un automatiquement : C’est le membre du groupe le plus près du but/action en cours.

Distance maximum
Ce qui détermine si un groupe est connecté ou déconnecté. Si un membre du groupe est au-delà de la distance maximum d’un autre membre, le groupe est considéré comme déconnecté, et ses membres cherchent alors uniquement à se reconnecter, et se rapprocher du meneur.

Durée de ralentissement
Lorsque le groupe se trouve déconnecté, le meneur réduit peu à peu sa vitesse jusqu’à même s’arrêter, afin que le groupe se reforme.

Et voilà des groupes prêts à fonctionner ! comme dans l’exemple suivant, où des personnes quittent une pièce pour emprunter un escalier (vue de dessus) :

Groupes PF

Dans cette visualisation qualitative des différents agents, on distingue bien les électrons libres en mauve. Dans un groupe, le meneur est en vert, les autres en violet, et les lignes orangées marquent le groupe. En cas de déconnexion, les membres du groupe deviennent rouges, et redeviendront violets lorsque le groupe se reformera (le franchissement des portes met évidemment le groupe à l’épreuve).

Ce système relativement simple permet de bien représenter plusieurs phénomènes :

  • La moindre rapidité de personnes qui se déplacent tout en cherchant à rester en groupe.
  • L’alternance autorisée de déconnexions/connexions d’un groupe : cela évite d’imposer des restrictions de déplacement trop artificielles, par exemple pour des portes divisées, ou un individu qui s’intercale au milieu du groupe.
  • La présence implicite d’un meneur de groupe que les autres membres cherchent à suivre.
  • La cohésion variable d’un groupe, indiquée par la distance maximale : dans le cas d’une famille la distance sera souvent plus réduite que dans le cas d’un groupe d’amis.

Le réalisme des simulations de personnes se trouve grandement amélioré par ces déplacements de groupes, et pas uniquement pour représenter les situations d’évacuation d’urgence.

Evacuation : la réalité dépasse la règlementation

Dans un article britannique je lisais l’étonnement d’un ingénieur incendie face au cas d’un immeuble de bureau dont il a fallu vérifier l’adéquation aux normes de sécurité. Il s’agit d’un immeuble de six étages, déjà un peu ancien, avec deux escaliers d’évacuation, et dont l’occupation dépassait de 10% celle recommandée par la réglementation de sécurité incendie la plus récente et la plus favorable.

Un exercice d’évacuation est lancé, avec l’hypothèse de ne pouvoir utiliser qu’un des deux escaliers, l’autre étant réputé inutilisable car trop proche du foyer et envahi de fumée – une configuration non improbable. Il en ressort que les derniers occupants à sortir ont mis presque le triple du temps normalement admis (2,5 minutes). Des travaux sont entrepris pour ajouter des paliers aux accès à l’escalier, pour augmenter leur capacité d’absorption, et voilà.

Mais l’ingénieur sécurité reste étonné de cet écart, et fait quelques tests sur un modèle de simulation de piétons, paramétrant le modèle pour qu’il reproduise bien le comportement de l’exercice d’évacuation. Il regarde les résultats si l’occupation de l’immeuble avait été au maximum recommandé (en l’occurrence 427), et même au maximum de la législation antérieure (350) : toujours pas moyen d’observer que tout le monde évacue en moins de deux minutes trente ! Et pourtant, il n’y a au Royaume-Uni aucun historique alarmant de morts lors d’évacuation de bureaux…

FEMTC UK

Parmi plusieurs pistes (qui ne donnent pas toutes les réponses), il suspecte que le fait de condamner entièrement un escalier, notamment s’il a un palier fermé, est probablement irréaliste. Dans un cas réel, il aurait servi, soit pour évacuer les étages inférieurs si le feu avait pris plus haut, soit pour évacuer une portion des personnes aux étages bas (qui ont un court trajet d’évacuation), les occupants des étages supérieurs étant moins pénalisées de devoir attendre puisqu’ils sont loin de la source du feu.

Bref, on le savait déjà : on ne fait pas un plan d’évacuation avec uniquement une réglementation…

Choisir la sortie : qu’il y a-t-il derrière la porte ?

Dans un logiciel de simulation de piétons, il y a forcément un algorithme qui calcule à tout moment les trajets des occupants, pour qu’ils aillent au plus court, au plus rapide ou selon d’autres contraintes. C’est la planification du cheminement (en anglais « path planning »).

Dans un article que je vous invite à lire (en anglais, publié par FeuerTrutz), Christian Kohler montre l’intérêt de pouvoir connaître et influer sur cet algorithme (entre autres points techniques fort intéressants).

L’algorithme de base considère qu’un occupant connaît toutes les portes de la pièce dans laquelle il se trouve au moment où il faut évacuer le bâtiment, et peut aussi repérer une forte affluence près d’une porte. Il est ainsi libre de choisir une porte et même de changer de porte si une issue lui semble plus rapide.

Mais en général l’usager connaît bien moins la totalité du bâtiment que le logiciel ne connaît la totalité de la géométrie du modèle informatique ! Il sait par où il est entré, et éventuellement quelques autres trajets, mais il est bien rare qu’il connaisse les issues de secours et ce qui se cache derrière ces portes qu’il n’a jamais franchies. Il serait donc faux de considérer que ces issues font partie de ses choix de base au même titre que d’autres portes de la pièce. C’est le phénomène bien connu auquel sont confrontés les responsables de plans d’évacuation : les gens utilisent plus volontiers les trajets habituels et les sorties connues que les issues de secours inexplorées.

On pourrait souhaiter que les logiciels proposent un facteur « connu/inconnu » qui puisse être indiqué pour pondérer les choix d’un occupant par rapport à telles portions de la géométrie.

Kohler teste qu’une pondération équivalente peut être donnée en modifiant un facteur de coût affecté au temps de trajet global entre deux points. Il s’appuie sur le cas d’une salle de spectacle où il place 1000 personnes qui en cas d’évacuation peuvent rejoindre le hall d’entrée en utilisant un corridor en L (en violet sur la figure), ou bien utiliser les issues de secours : deux à l’avant, une à l’arrière de la salle (signalées par un S dans la figure).

 Path PlanningÀ gauche les courbes de densité avec paramètres par défaut, à droite en modifiant le facteur de coût sur le temps de trajet global.

Dans une simulation avec les paramètres par défaut, la plupart des occupants utilisent les deux sorties de secours à l’avant de la salle, parce qu’ils « savent » qu’elles donnent dehors : l’algorithme fait comme s’ils disposaient du plan des locaux.

En personnalisant le coût sur le temps de trajet global, les occupants passent moins d’une sortie possible à une autre, utilisent davantage le corridor (ce qui est logique parce qu’ils sont tous entrés par là), et le temps pour faire sortir tout le monde baisse de 15 secondes.

Evacuation : les usagers ne sont PAS le problème

La sirène était d’alarme. Les clients du Pink Paradise l’eussent préférée petite et bonne nageuse. Mais on ne choisit pas son destin. Instantanément ce furent les cris, la panique, hommes, femmes, clients habitués, touristes de passage, serveuses, barmen et videurs ne formaient plus qu’une foule confuse cherchant l’issue la plus proche pour fuir un enfer qu’elle venait elle-même de créer. Le feu ? Une attaque terroriste ? Un simple exercice ? Des zombies ? Ils ne savaient pas l’origine de la menace mais ils fuyaient car ce comportement était inscrit dans leurs gènes de proie apeurée.

Cette scène n’a rien de réel mais c’est pourtant ainsi que beaucoup fantasment les mouvements de foule. L’article Mythes relatifs à l’évacuation du docteur en Psychologie Laura Kuenzer (Team HF, Allemagne) fait un point objectif et documenté sur quelques erreurs fréquentes qu’il convient pourtant d’éviter lorsque l’on modélise l’évacuation d’un bâtiment.

Porte secours2Les idées préconçues, issues de Hollywood ou d’ailleurs, sont tenaces, et portent donc à se tromper sur le comportement réel des personnes en cas de déclenchement d’une alarme. Plans d’évacuation et équipements associés calquent parfois ces mythes, et conduisent à des inefficacités qui peuvent coûter des vies. Il faudrait mieux connaître les réactions humaines et sensibiliser autrement les usagers pour obtenir des plans d’évacuation qui leur soient adaptés.

Simulation n’est pas prédiction

Le client enthousiaste

En voyant ces superbes résultats en 3D d’une belle simulation de piétons, certains sont bluffés : « Waouh ! c’est tellement réaliste ! ». Cette apparence si proche de la réalité est trop souvent prise pour une preuve d’exactitude. Et ce sentiment d’exactitude est souvent encouragé avec complaisance par nous qui distribuons ces logiciels ou réalisons des études avec, et qui insistons sur la qualité des algorithmes issus de fines observations du monde réel et sur la somme de travail de développeurs experts. Pour un consultant qui utilise un logiciel de simulation de piétons, il est tentant de prendre une position d’expertise et de conclure une étude en écrivant que la durée d’évacuation du quai de gare est de 11 minutes 43 secondes. Emballez ceci dans une belle animation 3D, ajoutez de jolis diagrammes et de la conviction, et le client peut vous croire ! Il vous croira d’autant plus que ce n’est généralement pas son argent qui est en jeu (mais ceci est une autre histoire…).

Piétons

Le client sceptique

À l’opposé l’on trouvera ce client sceptique, méfiant, presque nihiliste, qui trouvera toujours quelques dizaines de points qui ne sont pas pris en compte par le modèle de simulation et qui l’invalident. Il a plein d’arguments par exemple sur l’impact de la panique, sur les comportements irrationnels, que le modèle ne décrit pas. Il fera remarquer que dans le monde réel il arrive qu’une personne tombe et devienne un obstacle, ou que les membres d’une même famille font tout pour rester ensemble, et ainsi de suite. Ce sont toutes des remarques pertinentes, et quels que soient les efforts des développeurs pour prendre en compte de plus en plus de détails, le sceptique trouvera toujours des arguments qui prouvent que la simulation n’est pas fiable et peut même conduire à des décisions dangereuses.

La simulation n’est pas la réalité

Je crois que chacun de ces comportements provient de la même erreur, qui est d’imaginer que la simulation est ou veut être un outil prédictif, nous disant ce qui va arriver. L’enthousiaste croit que la simulation est un outil magique qui va « scientifiquement » prouver qu’il avait raison dans sa conception. Le sceptique a la même espérance mais considère qu’il ne vaut pas la peine de perdre du temps dans quelque chose qui simplifie le comportement humain. Et évidemment un simulateur multi-agents simplifie les comportements humains !

La simulation de piétons n’est pas seulement une histoire de prévision. Et même ce n’est essentiellement PAS une histoire de prédiction. Comme tout modèle numérique, un modèle de simulation de piétons multi-agents est juste un moyen de calculer comment se comporterait un large ensemble d’agents virtuels dans certaines conditions. Soyons clairs, ces agents ne sont pas des humains. C’est pourquoi je trouve indispensable la documentation des logiciels et j’encourage les utilisateurs à la lire afin de comprendre ce qu’ils font aussi bien que possible (et pas seulement cliquer çà et là pour jouer avec les petits bonshommes…). Le consultant qui fait appel à la simulation de piétons doit être clair sur les hypothèses et expliciter ce qui est pris en compte et ce qui ne l’est pas.

Cela dit, je considère la simulation de piétons comme un outil d’analyse très précieux pour les personnes qui souhaitent mieux comprendre comment des usagers se déplacent dans leurs bâtiments. Construire un modèle, y mettre des agents et observer comment ils se déplacent, où ils s’accumulent, l’écart entre eux en situation normale ou exceptionnelle, voilà des choses qu’on ne peut faire qu’avec un bon logiciel de simulation de piétons. Ces modèles aident vraiment les concepteurs de bâtiments pour mesurer l’impact de leurs créations ou modifications. Et les belles animations qui vont avec cette approche ne doivent pas être négligées, car la communication reste un aspect important. Je crois aussi qu’un modèle consciencieusement réalisé avec des règles bien choisies donne une assez bonne idée du comportement qu’aurait un groupe d’humains… même si modèle n’est pas réalité !

 

Plan d’évacuation, quel objectif viser ?

S’il y a bien un indicateur commun à toutes les études d’évacuation par simulation c’est le temps d’évacuation du bâtiment. Quel que soit le logiciel utilisé, quels que soient les autres indicateurs observés, le résultat toujours mis en avant lorsqu’un consultant réalise une simulation d’évacuation est le temps d’évacuation global de l’ensemble de bâtiments étudié – qu’il s’agisse d’une salle de spectacle, d’un complexe sportif, d’une station de métro ou d’un site industriel. Les consultants les plus factuels se contenteront de rapporter cet indicateur sans commentaire. Ou bien accompagné d’une appréciation laconique, en général positive. C’est que nombre d’études de simulation de flux de piétons sont parasitées par ce qu’on peut nommer « l’effet parapluie ». Le donneur d’ordre paie une étude dont l’objectif est de rassurer son client final sur la sécurité du bâtiment proposé. Un consultant sérieux ne va bien sûr pas tricher sur le calcul du temps d’évacuation, mais il peut être tenté de l’accompagner d’un commentaire allant dans le sens de ce qu’attend le client…

La règle pourrait être, préalablement à l’étude, de définir un objectif de temps d’évacuation, fondé sur des contraintes justifiées par une argumentation cohérente. Voyons ensemble ici quelques moyens de déterminer cet objectif de temps d’évacuation.

L’objectif par la norme

Dans certains cas il existe une norme sur laquelle s’appuyer pour évaluer le temps d’évacuation obtenu par simulation. C’est le cas pour les stations de transport en commun sous-terraines qui font l’objet d’une norme internationale, la NFPA 130, laquelle préconise une évacuation des quais en moins de 4 minutes ainsi que l’arrivée sur un lieu sécurisé pour tous les usagers en moins de 6 minutes. Nous pourrions longuement détailler les paramètres à prendre en compte comme dans une simulation d’évacuation afin d’atteindre cet objectif. Retenons que lorsqu’une norme existe, elle peut constituer un très bon critère d’évaluation du temps d’évacuation obtenu par simulation.

La notion de temps disponible

L’objectif d’une évacuation de bâtiment est, la plupart du temps, de mettre les occupants en sécurité lorsque le fait de rester à l’intérieur du bâtiment présente un danger – et en premier lieu en cas d’incendie. La notion de temps disponible est souvent évoquée afin de décrire le temps dont disposent les occupants pour sortir de manière sûre du bâtiment. Dans le cas d’un incendie il peut s’agir du temps pendant lequel la visibilité sous deux mètres reste bonne. Cette notion de temps disponible est très bien expliquée dans un document édité par le Grand-Duché du Luxembourg intitule Prescriptions de prévention incendie, INSTRUCTION TECHNIQUE, Simulation d’évacuation des personnes à l’aide d’une approche performentielle.

L’utilisation d’un logiciel de simulation d’incendie comme PyroSim (FDS) peut alors s’avérer utile préalablement à la simulation d’évacuation pour obtenir une estimation réaliste du temps disponible en cas d’incendie et ainsi proposer un objectif sérieux pour l’étude d’évacuation.

L’objectif induit par l’aspect économique

Lorsque l’on réalise une étude d’évacuation, l’aspect sécurité est toujours mis en avant. Cependant, passées les déclarations de bonnes intentions et le discours politiquement correct, il est souvent difficile d’obtenir le budget nécessaire pour réaliser une étude sérieuse par simulation de l’évacuation d’un bâtiment. Pourtant il existe bien des arguments économiques à mettre en avant pour « rentabiliser » un travail sur l’évacuation d’un bâtiment. Le premier argument économique opposable est que tous les établissements recevant du public (ou des salariés) doivent être soumis à un exercice d’évacuation en grandeur réelle au moins deux fois par an. Lors de cet exercice l’exploitation commerciale est interrompue s’il s’agit, par exemple d’un commerce. En cas de site de industriel la production est le plus souvent elle aussi interrompue alors que l’ensemble du personnel continue naturellement à être rémunéré pour sa présence. Toute diminution du temps d’évacuation a donc un impact économique direct souvent assez simple à évaluer.

Mais au-delà de l’immobilisation du système par l’exercice d’évacuation, un autre impact économique est celui des personnes associées à la sécurité et au gardiennage. Prenons le cas d’un ferry : à l’arrivée pendant la durée d’évacuation du navire, un personnel de sécurité souvent important est payé par l’exploitant. Réduire le temps d’évacuation peut permettre de limiter ce coût.

Fixer un objectif de gain sur le temps d’évacuation permet de quantifier le retour sur investissement à attendre d’une étude par simulation de l’évacuation d’un site. Cela permet aussi de sortir par le haut du débat sur la sécurité qui a un coût réel pour un bénéfice difficilement chiffrable au delà des déclarations, sincères, de bonnes intentions de chacun.

 

En conclusion, quelle que soit la méthode par laquelle l’objectif de temps d’évacuation est fixé, la bonne pratique consiste à fixer cet objectif avant de réaliser le modèle de simulation proprement dit. Il nous semble que la détermination de cet objectif doit être la plus indépendante possible de l’étude d’évacuation par simulation elle même afin de garantir la légitimité de cette dernière.

Evacuation, impact de l’emplacement de la sortie

évacuation et obstacles

La lecture d’un article tiré de Scientific American portant sur la pertinence de judicieusement placer des obstacles devant les issus de secours pour en accroitre l’efficacité d’une éventuelle évacuation m’a tellement surpris par son aspect contre-intuitif que je n’ai pu m’empêcher de réaliser des tests de vérification de cette étrange théorie avec Pathfinder. C’est ainsi que j’ai pu effectivement constater qu’une colonne placée juste devant une porte de sortie semble en accroitre l’efficacité par réduction des micro-conflits d’accès à la porte par des usagers arrivant de toutes parts.

Pourtant, bien qu’assez convaincu de l’intérêt réel d’une telle mesure, je persiste à avoir du mal à imaginer un architecte ou un responsable sécurité prendre le risque de placer intentionnellement une colonne juste en face d’une porte ! Aussi, si l’explication de ce résultat surprenant vient bien de la réduction des micro-conflits aux abords de la porte alors peut-être que l’emplacement de la porte plus ou moins loin d’un mur peut avoir le même type d’effet. Nous avons ainsi mené diverses simulations portant sur l’évacuation par une porte standard (80cm) d’une pièce carré de 100m2 occupée par 100 personnes.

Où placer la sortie pour l’évacuation ?

Evacuation de 100 usagers dans une pièce de100m2Dans cette situation la sortie de la pièce, matérialisée par une porte (en vert) de 80cm de large est placée au milieu de l’un des murs. Pour 10 placements aléatoires des usagers dans la pièces nous obtenons un temps d’évacuation moyen de 107 secondes avec un écart type de 2.8.

 

En rapprochant progressivement la porte de l’un des coins de la pièce nous obtenons les résultats suivants :

Temps d'évacuation en fonction de l'emplacement de la porte
Temps d’évacuation de la pièce. Les traits représente 2 écarts types.

 

On constate qu’en plaçant la porte contre un coin de la salle le temps d’évacuation est significativement inférieur au cas où la porte est au milieu du mur. L’écart est de presque 10%.

Il est aussi fort intéressant de remarquer que lorsque la porte est proche du coin mais cependant distante d’une cinquantaine de centimètres alors le temps d’évacuation est plus long de 5% par rapport au cas de référence (porte en milieu de mur). L’écart type est lui aussi plus étendu. Je n’ai pas trouvé d’explication très convaincante à ce phénomène, certes étrange mais répétable…

Calcul de densité de personnes

L’évaluation du confort des utilisateurs d’un espace public passe très souvent par une mesure de la densité de personnes au sein de cet espace. L’échelle de Fruin, assez communément admise, définit ainsi 6 niveaux de confort en fonction de la densité d’utilisateurs dans différentes situations :

  • Marche,
  • Attente (par ex. quais de métro),
  • Files d’attente (par ex. achats de billets).

Cette échelle a sans doutes des défauts et des détracteurs. Cependant, elle est largement utilisée et s’est imposée comme une référence en matière de mesure du confort des usagers. Un de ses gros avantages est aussi de poser un cadre commun à de nombreuses études et ainsi de permettre une comparaison assez objective de différentes situations avec un même référentiel de mesure.

Le tableau suivant indique les plages de densité pris pour chaque niveau de confort de l’échelle de Fruin (dans le cas de personne marchant).

FRUIN

Calcul de densité par maillage de l’espace en carrés

Il peut alors être tentant, lorsque l’on utilise un logiciel de simulation de flux de piétons, de se contenter de cliquer sur le bouton qui permet d’obtenir la carte des densités d’utilisateurs sans davantage se poser de questions.

Pourtant lorsque l’on regarde avec attention les cartes obtenues, et avant même de parler de niveaux de confort, se pose la question de la façon de mesurer cette fameuse densité de personnes dans l’espace. Les plus hâtifs évacuent cette question en considérant que la densité est le nombre observé de personnes sur une surface divisé par cette même surface. Pour obtenir une carte de densités d’occupation, il suffirait alors de diviser l’espace en carrés et de regarder le nombre de personnes occupant chaque carré. On pourrait alors être tenté d’affirmer que plus la taille du carré est fine et plus la carte de densité est précise.

Cette approche, valable lorsque les objets dont on mesure la densité sont petits au regard des surfaces ou des volumes étudiés, pose de réel problème lorsque l’on cherche à l’extrapoler à l’échelle d’individus dans des espaces architecturaux.

Le schéma suivant illustre assez bien cette problématique :

Capture4PourArticle

Et que dire lorsque l’espace à modéliser n’est pas constitué de pièces rectangulaires placées à angle droit les unes des autres ?

Pour établir des cartes de densité moins sujettes à caution, il semble qu’il soit nécessaire d’abandonner la technique simpliste du maillage orthogonal et de replacer l’usager au centre du calcul.

Utilisation de diagrammes de Voronoï

Pour cela le logiciel Pathfinder utilise des diagrammes de Voronoi permettant de calculer, pour chaque utilisateur, l’espace disponible autour de lui. L’espace « disponible » est considéré comme l’ensemble des points dont cet individu est plus proche que n’importe quel autre individu.

Exemple de diagramme de VORONOI.

Voronoi

La densité pour cet utilisateur devient ainsi 1/espace disponible.

Cette méthode présente aussi l’avantage de permettre d’éditer des cartes de densité ou de niveau de confort moins « pixellisées ».

Exemple de cartes de densité obtenues par le logiciel Pathfinder :

CarteDensitéPour aller plus loin :