Piétons rebelles sur escaliers mécaniques saturés

J’ai fait beaucoup de lobbying auprès du concepteur du logiciel Pathfinder pour qu’il soit possible de choisir de quel côté se tient un agent qui utilise un escalier mécanique. Venant de modéliser plusieurs stations de métro, il était important de pouvoir intégrer ce comportement : rester immobile sur la partie droite, pour permettre aux personnes pressées de marcher sur la partie gauche (en anglais « Stand right, walk left »).

J’ai maintenant à disposition les trois attitudes différentes : immobile à droite, immobile à gauche, marche sur l’escalator. J’ai été, suivant les circonstances, la personne pressée pour qui chaque seconde compte afin de pouvoir attraper son train ou le métro en correspondance, fulminant contre les nonchalants qui bloquent le passage, et le voyageur las et encombré de sacs, pour qui ces vingt-cinq secondes de progression au repos sont une bénédiction, et qui supporte mal le mépris exaspéré du bousculant sur sa gauche.

Lorsque deux flux se croisent (dans un couloir ou sur un trottoir, pour les cas les plus simples), et lorsque des personnes prennent un escalier mécanique, de choix de « à droite » ou « à gauche » s’inspire beaucoup du contexte culturel : dans un pays où la conduite est à droite, où depuis l’enfance vous voyez des marquages au sol ou des panneaux « serrez à droite », vous irez plus naturellement sur la droite pour croiser un autre piéton. Le flux où vous vous trouvez, composé de gens comme vous, fera de même – et d’ailleurs chacun aura tendance à faire comme la personne juste devant soi.

En France, où l’on conduit à droite, avec la file « lente » la plus à droite, Il faut se tenir sur la droite de l’escalier roulant : logique. En Australie (conduite à gauche, tendance à se croiser en passant à gauche), on se tient debout à gauche pour laisser la portion droite à ceux qui marchent : logique ! En Grande-Bretagne, on conduit à gauche mais il faut se tenir sur la droite : logique british[1] ? Au Japon, il faut une vigilance accrue car suivant les régions il faut rester à gauche ou à droite : il n’y a plus de logique du tout…

Finalement, en cherchant un peu je découvre plusieurs études qui montrent combien ce partage de l’escalator est en fait plein d’inconvénients :

  • Il provoque une usure dissymétrique et prématurée des équipements : l’essentiel du poids est d’un côté.
  • Il rend les choses compliquées pour certaines personnes : la dame âgée qui préférerait s’appuyer avec la main gauche et garder sa canne à droite, l’adulte avec jeunes enfants, le touriste avec valises.
  • Les marches (hautes, rainurées, à angle aigu) favorisent les accidents.
  • Et surtout, dédier la moitié de l’espace à quelques personnes seulement réduit l’efficacité du système.

La théorie est simple, et l’expérience a été tentée dans plusieurs grandes villes en Asie (Hong-Kong, Nanjing, Shanghai…), en Amérique, ainsi qu’à la station Holborn du métro londonien.

En 2016, l’exploitant Transport for London tente de mettre fin à une congestion systématique au pied d’un escalier mécanique aux heures de pointe avec une expérience sur 3 semaines. Laisser libre la portion gauche implique de sous-utiliser cet espace (les gens pressés ont un assez grand espace entre eux), et le débit est plus important si les deux portions sont occupées par des personnes immobiles.

Sur certaines autoroutes françaises on observe une pratique similaire : lorsque la circulation devient plus dense, toutes les voix sont limitées à 110km/h, et cela augmente le débit global.

À Londres l’essai valide la théorie[2], mais au prix de rappels visuels, d’injonctions sonores, et de beaucoup de mécontents qu’on les « empêche de marcher ». Que je sache, la mesure n’a pas été prolongée. Mais lorsque les infrastructures ne peuvent être modifiées, cette action sur le débit des escaliers roulants est parfois le seul moyen d’action qui reste : dans les prochaines années, malgré la résistance actuelle à ce changement de pratique, l’escalier roulant avec tout le monde immobile (et content de l’être) se généralisera[3], et les personnes pressées grimperont les escaliers 4 à 4, voilà !

Je reste parfaitement heureux, car Pathfinder propose aussi l’attitude du piéton du futur : immobile n’importe où sur l’escalier…


[1] Il semblerait que cet usage se soit généralisé parce que le premier escalier mécanique du métro (1911, station Earl’s Court) se terminait par une diagonale pointant à gauche, poussant naturellement ceux qui marchent vers la gauche pour ne pas couper la sortie des immobiles.

[2] Voir l’article du Guardian, à qui j’emprunte aussi les schémas.

[3] Le terme de « escaleftor » a été lancé aux Etats-Unis pour décrire cet inconscient qui ose se tenir immobile sur l’autre moitié de l’escalier mécanique.

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